Salles familiales, cinéma et cote morale :

Le GASFO avant 1970


En mai 1958, dans le numéro 79 d’ «A votre service», l’abbé Xavier DAVY,aumônier du GASFO, rappelle le but poursuivi en matière d’exploitation cinématographique par le groupement : «Précisons une fois de plus notre position de familiaux : par obéissance aux consignes hiérarchiques et parce que nous sommes convaincus de l’efficacité exceptionnelle pour le bien comme pour le mal du 7ème art, nous rejetons de nos programmes les films dangereux ou foncièrement pernicieux (les cotes 4 bis et les cotes 5). De plus, nos salles s’adressant à un public familial, recevant un nombre parfois important d’adolescents,voire même d’enfants, nous bannissons aussi les films cotés 4A, qui exigent pour n’être pas nocifs, une prise de conscience face à l’écran et un sens critique qui – hélas – font défaut même à certains adultes». 

Couper, c’est améliorer

De fait les discussions relatives à la «cote morale» reviennent très régulièrement au cours des vingt années d’existence du bulletin. Cette cote morale, explique l’abbé DAVY («A votre service», n°119, mai 1962), «est pour le chrétien comme un code de la route en ce qui concerne sa conduite envers le cinéma; elle donne des indications utiles pour éviter les surprises et les dangers, mais parfois des impératifs: stop – feu rouge – signal d’arrêt absolu». Comment s’échelonne-t-elle ? Les films visibles par tous (3), les films visibles par tous, malgré certains éléments moins indiqués pour les enfants (3 bis), les films pour adultes (4), les films pour adultes avec réserves (4A), la cote 4 bis correspondant aux films à déconseiller, «une mise en garde plus sévère, précise l’abbé DAVY, puisqu’elle veut dire officiellement : à ne pas voir sans de sérieuses raisons», la cote 5 étant réservée aux films à rejeter, soit parce qu’ils «prônent ouvertement des idées mauvaises ou subversives», qu’ils «attaquent la religion ou la rendent méprisable, odieuse ou ridicule», ou qu’ils «font complaisamment étalage des vices, crimes ou dérèglements (…)». Le chrétien, par discipline mais aussi pour donner l’exemple, doit donc s’abstenir d’aller les voir. «Pourquoi un adulte équilibré, s’interroge l’abbé DAVY, souhaiterait-il voir de telles oeuvres ? (…) Il sait que de tels sujets ne peuvent rien lui apporter de positif pour une amélioration de son dynamisme interne. Ainsi le spectateur, catholique ou non, devient réellement un homme libre : «non qu’il ne soit soumis à la loi divine, mais parce que son dynamisme intérieur le porte à ce que lui prescrit la loi divine» (St Thomas d’Aquin). Certains films, on le sait (il y a quelques années la scène des baisers dans «Cinéma Paradiso» le rappela opportunément),faisaient l’objet de coupes afin de pouvoir être diffusés. Ainsi peut-on lire dans le numéro 80 d’ «A votre service» à propos du film de René CLÉMENT «Barrage contre le Pacifique» la note suivante :«Ce film est un 4A-4S c’est-à-dire que le film est ramené à la cote 4S moyennant la coupe d’une séquence (…) Les copies qui seront fournies à nos salles passant des 4S auront déjà été améliorées, mais il serait bon de contrôler cette coupure au cas où, par erreur, la maison distributrice aurait envoyé une copie non coupée».

Un chrétien qui a le sens des affaires

L’intransigeance du GASFO en matière de cote morale ne manque pas de poser des problèmes dans la relation avec les distributeurs comme avec les salles commerciales concurrentes : «Or, dans une localité déterminée – je schématise volontairement un problème fort complexe –deux exploitants s’offrent à lui, tous deux intéressés par tel gros film de sa tranche, qui justement a obtenu une cote morale convenable. L’un de ces deux exploitants est la salle familiale, l’autre une salle commerciale peu soucieuse de la moralité (…) Très souvent le distributeur penchera vers la solution la plus facile et la plus sûre financièrement pour lui et qui consiste à donner toute sa tranche à la salle commerciale, qui absorbera - avec le gros film – l’ensemble de sa production». Que les adhérents se rassurent, précise l’abbé DAVY, les salles familiales obtiennent souvent gain de cause. Surgit dans ce cas un nouveau problème, de conscience, cette fois : «Nous n’avons pas le droit de priver les salles commerciales de tous les gros films bien cotés sous prétexte que nous existons. Ce serait rejeter ces salles vers les productions dangereuses et ainsi manquer le but que nous nous sommes fixé. Méditez en chrétiens cette prise de position, qui est celle de votre groupement, et vous verrez qu’elle s’inscrit dans la ligne des consignes pontificales». Faites confiance à votre programmateur, conclut l’abbé DAVY,«votre groupement a à la tête de ses services de programmation des chrétiens ayant le sens des affaires» (n°79, mai 1958). 

René D’ANDRÉ, secrétaire général de la VOX, rappelle néanmoins avec force que Dieu ne se soucie guère des résultats au dimanche soir. «Si nous tenons – et je sais combien c’est difficile – à considérer nos salles familiales dans l’optique providentielle, avec le regard de Dieu, notre optique personnelle va changer immédiatement, car ce qui compte, plus que le confort de nos salles, plus que leur bonne gestion (…) c’est l’âme du spectateur, son salut, son élévation morale, son enrichissement spirituel (…) Dieu ne nous demandera pas un bilan de gestion financière à la fin de notre existence, il ne nous demandera pas de bordereau, d’état ou de situation : il nous demandera ce que nous avons fait des âmes qu’il nous confie» (Intervention au congrès du GASFO, mars 1963, A votre service n°129).

Octobre 1966, l’abbé DAVY quitte le GASFO (notons que cette année-là, sur 306 salles regroupées au sein du GASFO,130 ont pour responsable un prêtre). «Eh oui, chers amis, l’aumonier du GASFO vous quitte. Appelé par son évêque à d’autres fonctions, il laisse la place à un prêtre dont vous ne tarderez pas à apprécier le dynamisme et la très grande compétence» (n°162). Ce prêtre s’appelle Eugène ROYER. Très impliqué dans l'action culturelle, il était jusque-là professeur d’histoire-géographie à Rennes. Le contexte est difficile. En cette fin des années 60, l’exploitation cinématographique subit une crise grave. 411,6 millions de spectateurs avaient fréquenté les salles de cinéma en 1957, en 1963 ils n’étaient plus que 291,2 millions, et ne seraient bientôt que 183,9 millions en 1969. Les salles regroupées au sein du GASFO totalisaient 5,9 millions de spectateurs en 1958, 3,7 millions en 1967. L’avenir paraissait sombre, des salles fermaient, en premier lieu les salles 16 mm. Les recettes d’exploitation des salles familiales qui, bien souvent, contribuaient au financement d’autres activités associatives, se réduisaient année après année (situation type rapportée par M. BOUGOIN : «on s’aperçoit que le concierge du patronage est entièrement payé par le cinéma, que la totalité de l’électricité consommée par le patronage est payée par le cinéma, qu’à force de faire supporter au cinéma des charges qui ne lui incombent pas, il n’a pas été possible de mettre de côté pour investir (…) Le cinéma ayant toujours été considéré comme un moyen de faire vivre les autres sections ou oeuvres, il est impossible de le considérer comme un but en lui-même» (n°175). L’argent… Pour de nombreuses salles familiales, il s’agissait bien de la motivation première. Eugène ROYER, avec son franc parler s’en fait l’écho (n°201) : «D’aucuns diront : le cinéma ne rapporte plus. Donc fermons les salles.Ceux-ci reconnaissent que l’un des buts d’autrefois a – en partie – disparu».


L'âne porteur de reliques

Dans le courant des années 60, la Centrale catholique a, quant à elle, révisé son mode de jugement des films. A la cote morale chiffrée a été substituée une simple appréciation, bientôt nommée information. Et Eugène ROYER s’en réjouit : « J’y vois un appel encore plus pressant à la conscience des spectateurs en même temps qu’à la conscience et à la compétence de ceux qui sont chargés de leur présenter les films. On ne dit plus : voici ce qui est permis, voici ce qui est défendu, on dit : voici un film, ce qu’il veut exprimer et la manière dont il l’exprime. A vous face à votre conscience humaine et, si vous êtes chrétien, face à votre foi, de prendre votre décision» (A votre service n°183,novembre 1968). «Ca me gênait cette programmation un peu bornée des salles familiales, témoignait en 2005 Eugène ROYER, et je n’étais pas le seul». Et les responsables de salles, comment réagirent-ils ? «Certains ont été étonnés, mais dans l’ensemble c’est passé assez bien». Le cinéma, s’entend l’art cinématographique, est en effet au coeur de sa ré?exion. On ne juge plus les films suivant qu’ils apparaissent bien ou mal-pensants, on juge de leur qualité cinématographique. Il faut «croire que le cinéma est un art, un moyen d’expression et de communication et qu’il a donc valeur en soi. Cessons de le justifier par des fins étrangères, quelles que soient leur nature. Cessons de faire du cinéma pour l’école, le patro, les oeuvres ou les mouvements. (…) Dieu sait si nous avons propagé un théâtre d’abêtissement au nom des bonnes oeuvres, ce théâtre dit «de patronage». Or, pour moi, abêtir l’homme, fût-ce au nom d’une oeuvre bénie et reconnue d’utilité publique ou privée (…) c’est un acte immoral et qui est une insulte au créateur de la dignité humaine. Lorsqu’un moyen d’expression est utilisé à des fins, idéologiques, politiques, religieuses ou autres, qui ne sont pas les siennes, il s’appauvrit, se dégrade et se trouve réduit au rôle de l’âne, même si cet âne est porteur de reliques» (n°173 novembre 1967). Il convient donc d’apprendre au public le langage cinématographique, de lui apprendre à discuter autant la forme que le contenu. Cette tâche incombe aux équipes des salles qui sont invitées à mettre en place une véritable politique d’animation culturelle. «Il me paraît que nous devons essayer de donner aux spectateurs les éléments propres du langage cinématographique. Faute de quoi ils ne pourront entendre le chant propre du septième art (…) Si nous travaillons à former des spectateurs capables d’accéder à des oeuvres de haute qualité, peut-être même à des oeuvres difficiles, il se peut que progressivement ce public devienne assez nombreux pour permettre aux artistes de s’exprimer plus librement» (n°168). Le moins que l’on puisse dire est que le programme ne manque pas d’ambition ! 

En finir avec « la salle du curé »

M. BOUGOIN, directeur du GASFO, se fait l’écho d’une querelle des anciens et des modernes qui paraît alors agiter les responsables de salles : «le programmateur se trouve en face de deux tendances : la première, d’ «avant-garde» (…) qui préconise une ouverture très grande à l’éventail des oeuvres présentées dans nos salles, à condition que ces oeuvres aient une grande valeur culturelle. La deuxième, plus «conservatrice», qui désire s’en tenir à l’exploitation de la salle familiale dont l’unique but est de mettre à disposition des enfants ou des jeunes des films sans histoire et donc un maximum d’oeuvres visibles en famille» (n°177 mars 1968). Les «modernes», ceux qui s’intéressent au cinéma «pour le cinéma», paraissent peu à peu prendre le dessus. M. TANGUY, président du GASFO, leur apporte un soutien sans appel : «Il faut croire à ce que vous faites et il vous faut aimer le cinéma avec passion. Si le film pour vous n’est qu’une marchandise, si vous n’éprouvez aucun désir devant les boîtes de film que déballe votre opérateur, si vous n’êtes pas impatient de voir certains films de votre programmation (…) il vous faut chercher un remplaçant».

Bientôt, c’est l’idée même de salle familiale qui est remise en cause. Compte tenu de la programmation et «malgré la sévérité de nos sélections», c’est «un label absolument périmé» assure M. BOUGOIN tristement (n°177). D’autres regrettent plutôt d’apparaître encore, aux yeux de certains, comme «la salle du curé». «Il reste difficile de leur enlever ça de la tête» constate M. TANGUY. L’évolution des mentalités au sein du GASFO est parfaitement illustrée par ce jugement de M. VALLÉE : «plutôt que de défendre et de préserver les jeunes, il est sans doute préférable de les armer pour les aider à affronter les problèmes soulevés par notre société. Il faut donc former le public jeune afin qu’il n’ait pas peur du monde dans lequel il vit (…) Il faut éviter que l’éducation soit en retard sur la civilisation».

Au congrès de 1970, un débat est organisé autour du thème «Cinéma et responsabilité morale». On y projette «More» et «Macadam cow-boy» - programmation inimaginable ne serait-ce que quatre ou cinq ans plus tôt – sans, semble-t-il, provoquer de remous. Au cours de la discussion, M. BELLANGER, de Montfort-sur-Meu, paraît résumer le sentiment majoritaire en déclarant : «Quand je vais au cinéma je suis rarement choqué,en tout cas je ne le suis pas plus qu’en écoutant la télé ou en lisant les journaux. Le cinéma est aussi de l’information. Je ne vois pas pourquoi, en général, on jette l’interdit sur tel ou tel film» (n°200). Le cinéma, au GASFO, a gagné le droit d’être à l’image du monde, et les responsables de salles le devoir de ne plus «se satisfaire de dérouler de la pellicule». «Notre tâche, écrit Eugène ROYER, est d’aider les générations qui viennent à maîtriser cette puissance nouvelle qui envahit le monde, je veux dire l’image» (n°201). 

Notons que depuis janvier 70 le bulletin a changé de nom. Il s’appelle désormais OBJECTIFS. Il paraîtra jusqu’au départ en retraite d’Eugène ROYER, en 1986.  

Jean-Michel DERENNE