INTERVIEW de Philippe Paumelle (oct 2012)
Avant d’évoquer votre cheminement au sein de la SOREDIC, pouvez-vous nous dire quelques mots sur les origines de cette carrière et sur votre trajet professionnel ?
Philippe Paumelle : Pour tout vous dire, rien, au départ, ne me destinait à un métier ayant un quelconque rapport avec le cinéma. En effet, je suis fils d’agriculteur, et j’ai suivi des études qui m’ont mené au diplôme d’ingénieur agricole. Au collège, Luce Vigo, la fille du célèbre réalisateur, avait toutefois été mon professeur d’histoire et m’avait sensibilisé au cinéma d’auteur. En 1965, à la place du service militaire, je suis parti à Madagascar, travailler dans la recherche sur la canne à sucre.
De retour en France, je suis entré au Crédit Agricole à Laval, en charge des dossiers de financement des coopératives, groupements et industries agroalimentaires. C’est à cette époque que j’ai rencontré Yves Chevillotte, avec lequel je partageais quelques dossiers. J’ai également bénéficié d’un solide complément de formation en contrôle de gestion et en marketing. Dans la formation au marketing, le « cas » du cinéma était abordé à l’égal celui de la locomotive à vapeur ou de la lampe à huile -c’est-à-dire comme un produit bientôt obsolète ! -que remplaceraient demain des technologies nouvelles plus performantes : télévision, vidéo, etc. Ce sombre tableau n’encourageait guère à s’aventurer dans ce domaine !
Comment s’est passé concrètement pour vous la transition entre le monde de la banque et celui du cinéma ?
Au début des années 70, j’ai fait la rencontre d’une personnalité lavalloise, Maurice Gruau, un ecclésias..que qui était alors le président du GASFO (Groupement des Associations des Salles Familiales de l’Ouest). Le GASFO avait donné naissance en 1968 à la SOREDIC (Société Rennaise de Diffusion Cinématographique), créée pour reprendre l’activité des salles importantes, pour la plupart urbaines et en situa..on de concurrence, qui envisageaient d’abandonner l’exploita..on. Ainsi, le Gradlon à Quimper (futur Bretagne), le Celtic à Saint-Nazaire, la Garenne à Vannes, le Bretagne à Rennes, ont constitué les premières salles de SOREDIC. Jean Bougoin, qui dirigeait alors la société, avait également choisi de racheter des salles saisonnières, comme à Quiberon, au Croisic ou à Pornichet. SOREDIC exploitait en 1974 une vingtaine de salles pour environ un million de spectateurs, et les quelques 200 salles adhérentes dispersées en Bretagne et Pays de Loire réunissaient environ deux millions de spectateurs. Certaines de ces salles, équipées en 16 mm, ne parvenaient pas à passer au 35 mm et fermaient faute de soutien.
Dans le secteur associatif, sous l’impulsion d’Eugène Royer, une véritable révolution culturelle était à l’oeuvre, l’accent étant mis sur les films d’auteur, dans le sillage de la Boite à films, premier cinéma classé « art et essai » de la société, à Rennes.
Le groupe avait dans son organisa..on des similitudes avec les entreprises coopératives que je connaissais, et c’est ainsi que j’ai accepté d’y rentrer en octobre 1974. J’en suis devenu le Président du Directoire le 1er janvier 1975, succédant à Jean Bougoin.
Quels furent vos premiers « chantiers » en arrivant à la tête de cette société ? L’une des premières décisions fut de faire revenir Christian Caillo, programmateur parti à l’époque dans le groupe
UGC. Je lui ai donc proposé de revenir à Rennes pour coordonner la programmation de l’ensemble des salles, dont certaines étaient par ailleurs confiées à un mandataire indépendant, Paul Guyard.
Hormis l’assainissement financier, urgent, du groupe, il s’est rapidement agi d’adapter des salles uniques anciennes, parfois de 1000 ou 1500 fauteuils au marché concurrentiel, plus diversifié. Transformer, quand cela était possible, les salles existantes en complexes était impératif. Ce fut fait à Saint-Nazaire (1978), Vannes (1979), Quimper (1979), Rennes (1979), Laval (1980). Viendront ensuite les ouvertures de Lorient (1981), Brest (1982), Saint-Brieuc et Cherbourg (1984).
D’autre part, le Conseil de Surveillance de SOREDIC avait été profondément renouvelé et rajeuni en 1978 après un congrès à Paimpol au cours duquel avait aussi été redéfinie l’ensemble des orientations. Le GASFO, actionnaire principal et historique, avait nommé à cette date un nouveau Conseil et un nouveau Président, Yves Chevillotte, dont l’appui se révélera déterminant pour la conduite du groupe.
Voilà donc pour les dix premières années, qui verront une remise à flot financière et une remontée de la fréquentation jusqu’en 1986, année du lancement de nouvelles chaines de télévision et du démarrage réel de Canal Plus et de la vidéo.
La fréquenta..on française du cinéma chute cette année-là de 30 %, entraînant, pour les entreprises endettées, de grandes difficultés.
En 1984, Christian Caillo ayant quitté la société, il était un temps remplacé par Mima Fleurent puis, en 1986, par Jean-Michel Derenne, dont la tâche fut à la fois de développer le circuit et d’optimiser l’accès aux films pour
toutes les salles, mission devenue plus délicate dans un marché en forte baisse.
Dans cette période difficile, nous avons tenté, mais sans succès, une diversification des activités par l’ouverture d’un magasin de musique et vidéo à la place du cinéma Ariel de Nantes, « Tacoma », et quelques essais d’accompagnement au montage et à la coproduction de films.
La décennie suivante correspond précisément à l’arrivée des premiers multiplexes et à de nouveaux investissements pour l’exploitation.
Comment avez-vous vécu cette transformation majeure ?Tandis que les cinémas de proximité, se développaient et se rénovaient grâce, notamment, à la politique nationale de soutien sélectif à la modernisation des salles, les premiers multiplexes apparaissaient en France à partir de 1994. Très vite, j’ai compris la nécessité de suivre ce mouvement sous peine de perdre nos parts de marché dans toutes les villes dans lesquelles nous nous trouvions. Mais les investissements étaient très lourds, et la lu..e pour les emplacements, violente. Fin 1999, nous inaugurions notre premier multiplexe à Lorient sous l’enseigne Cinéville mais, à la même date, un autre multiplexe avait pu se monter dans la périphérie de la ville rendant impossible l’équilibre financier de cette première réalisation. Les années suivantes, d’autres Cinéville ouvriront à Saint-Nazaire, La Roche-sur-Yon, Laval.
Il faut dire que, parfois, les salles associatives du groupe acceptèrent difficilement que leur partenaire crée ce type d’outils, considérant qu’il faisait peser sur elles un risque mortel. Il s’agissait pourtant d’une nécessité pour la société, d’autant que d’autres entreprises auraient profité de la place si elle était restée vacante. Plus tard, nous nous sommes associés avec EuroPalaces pour la reprise du Gaumont d’Hénin-Beaumont et avec Gérard Hoffmann pour la création d’un multiplexe à Trégueux, près de Saint-Brieuc. Nous nous sommes encore implantés à Vannes, puis à Saint-Sébastien-sur-Loire, et dix nouvelles salles vont ouvrir en décembre à Quimper prenant la suite du Bretagne.
Afin de répondre aux a..entes d’un public plus varié et plus exigeant, nous sommes engagés depuis longtemps dans de véritables politiques d’animation, et dans la vie du cinéma « art et essai » jusque dans ces aspects les plus formels comme au Katorza de Nantes, racheté en 1995.
Nous avons également élargi le circuit de salles en accueillant de nouveaux adhérents, convaincus par la qualité de notre équipe de programmation et par les services d’accompagnement qu’elle propose. Aujourd’hui le circuit réunit plus de 250 écrans répartis sur plusieurs régions.
Avant de parler de votre actualité immédiate, revenons en arrière pour évoquer les changements qui interviennent au sein de la société dans les années 2000. Une importante restructuration a eu lieu en 2005. Pourquoi ?
Le côté atypique de notre société, qui regroupe des cinémas très différents situés dans des zones géographiques reparties sur un vaste territoire, nécessitait une restructuration plus formelle face aux nouveaux enjeux qui s’annonçaient. C’est ainsi qu’en 2005, l’organisation de la société a été remaniée et simplifiée. Le Conseil, puis l’assemblée des actionnaires, ont décidé, après
une longue concerta..on, de créer deux structures principales : tous les cinémas et multiplexes détenus sont regroupés sous une nouvelle enseigne, CINÉVILLE, société d’exploitation dont la direction générale est confiée à Yves Sutter, rentré dans le groupe en 2003. Une seconde structure, CINÉDIFFUSION, est créée pour s’occuper de la programmation et de l’aide à l’animation des salles adhérentes, Jean-Michel Derenne en étant nommé Directeur General. La S.A. SOREDIC, devenue une sorte de holding, gère ses deux filiales et adopte de nouveaux statuts avec un Conseil d’Administration. C’est à ce moment que, quittant mes fonctions exécutives, j’ai pris ma retraite en restant toutefois Président du Conseil d’Administration.
En plus de vos activités au sein de la SOREDIC, vous avez occupé d’autres fonctions dans des institutions liées au cinéma. Lesquelles ?
En 1976, j’ai pris la présidence du Syndicat de l’Ouest. Un peu plus tard, je suis rentré au bureau de la FNCF, sous les présidences de Jean-Charles Edeline, Serge Siritzky, Pierre Pezet et, enfin, Jean Labé. J’ai occupé la fonction de secrétaire général pendant 15 ans, puis celle de trésorier. D’autre part, à l’époque où Jean Lescure était président de l’AFCAE, j’en ai été administrateur pendant plusieurs années.
A la créa..on de l’ADRC, au début des années 80, j’ai occupé le poste de délégué régional. J’ai beaucoup aimé travailler alors avec Jack Gajos, l’un de ses fondateurs, qui a tant fait pour le main..en du cinéma hors des grandes agglomérations.
J’ai également participé à l’UNIC (en tant que trésorier) et à la création du programme MEDIA-Salles. Ce sont
des expériences essentielles pour la connaissance des cinémas européens. En fait, j’ai toujours apprécié le côté fédérateur et varié de ce..e profession, qui m’a procuré beaucoup de plaisir.
Et avez-vous le sen..ment aujourd’hui que ce..e profession vous a rendu cet investissement personnel ?
Bien sûr ! Ce métier est très gratifiant et je suis heureux d’avoir participé à ses différentes évolutions. Je ne pensais pas que les années que nous venons de vivre seraient aussi fastes pour le cinéma et particulièrement pour le cinéma français. J’ai été très heureux d’être Président du Conseil d’Administration d’une société qui a fait le choix du numérique parmi les premières, et qui poursuit encore de nombreux projets. J’ai aussi eu la chance de rencontrer des personnalités passionnantes dans les univers très variés du cinéma : administration, CNC, réalisateurs, exploitants, etc. Les citer tous serait difficile.
Je n’oublie pas non plus tous les collaborateurs et les associés du groupe, et en particulier les membres du Conseil, dont plusieurs ont traversé avec moi toutes ces années, et avec qui nous avons pu réaliser un beau travail d’équipe.
Pour conclure, pouvez-vous nous dire un mot sur l’avenir du groupe ?
En plus des développements actuels et des projets de CINÉVILLE, je suis persuadé que nous sommes en mesure de rassembler des cinémas indépendants qui devront trouver des services efficaces complémentaires à leur exploitation. Des cinémas auraient aussi intérêt à se fédérer autour de CINÉDIFFUSION car les rela..ons exploitation/distribution sont loin d’atteindre une qualité op..male.
Les joies de la 3D, au congrès Cinédiffusion de Vannes, 2012 Sans attendre une limite d’âge statutaire qui intervenait dans quelques mois et afin de faciliter l’émergence de nouvelles phases de développement, j’ai proposé au conseil d’administration du 21 septembre 2012 de nommer Yves Sutter Président-Directeur Général de la SOREDIC à compter du 1er octobre.
Pour ma part, je vais consacrer plus de temps à la vie de famille et aux activités autour de l’art d’aujourd’hui, entre autres. Je demeure bien entendu disponible si mon « expertise » pouvait être de quelque utilité auprès de ceux avec qui j’ai partagé ces années.
Maintenant qu’il est sorti de son carcan technique et de sa pellicule argentique, le cinéma peut se réinventer un nouvel avenir et concurrencer les diffuseurs d’images domestiques. Des programmes plus variés, d’une durée moins standard peuvent intéresser des publics qui souhaitent partager des émotions dans des lieux conçus pour faire rêver. Les outils existent, il faut élargir leurs domaines de compétence. Je souhaite aussi que le film, et particulièrement le film français, continue sur la lancée des dernières années et qu’il contribue au bonheur de millions de spectateurs.
Propos recueillis par Jean Walker